Bruce Lee à Hollywood
L'Amérique n'était pas seulement un quartier plus grand que les bas quartiers de Hong Kong. C'est avant tout un immense pays peuplé de blancs, dans lequel les afro-américains, les asiatiques et les indiens sont systématiquement maintenus dans des situations inférieures, et il ne fallut pas longtemps au jeune Bruce Lee pour s'en rendre compte.
Il était pourtant arrivé plein d'énergie et d'ambition, rompu au métier d'acteur, encore gonflé par le succès à Hong Kong de son dernier film, bref prêt à prendre a bras le corps ce pays merveilleux qui recélait la capitale fabuleuse du cinéma, Hollywood. Sa première déception vint naturellement, du contact avec une civilisaton differente. Aucun garçon de 18 ans, brusquement abandonné sur les quais d'un grand port étranger, ne se serait senti à l'aise, la chose est certaine. Et le malaise ressenti pas Bruce était encore augmenté du fait que son anglais, appris dans les nombreuses écoles où il était passé comme une étoile filante, était loin de correspondre à la langue parlée a San Fransisco.
Mais tout cela n'aurait pas été bien grave s'il n'y avait pas eu, en plus, les problèmes posés par la situation des Chinois en Améique. Pour l'américain moyen les chinois sont des gens qui ont construits des voies ferrées pour quelques centaines de grammes de riz par jour. Puis ont été écrasés au début du siècle lors de la vilaine révolte des Boxers et, enfin, depuis Mao, sont tous devenus communistes; ils ont des nattes, marchent a petits pas, ils sont fourbes, et beaucoup d'entre eux sont cuisiniers ou blanchisseurs; de plus après avoir été des "Japs", après Pearl Harbour, ils sont tous devenus des "Viets", le jour où les américains sont intervenus au Vietnam. Relégués au plus bas de l'échelle sociale, les Chinois d'Amérique se sont défendus contre le racisme pratiqué à leur encontre en se regroupant dans des "chinatowns" et en cherchant à se faire oublier le plus possible.
On comprend qu'une telle situation _ des compatriotes qui acceptent d'être traites en êtres inférieurs et qui lui demandent quasiment d'en faire autant _ ait profondément traumatisé un jeune homme à qui tout, jusque-là, avait toujours réussi : Bruce fut douloureusement frappé par ce qu'il découvrit et faillit en oublier Hollywood.
Et pourtant ! A Hong Kong, qui est quand même le siège d'une importante activité cinématographique, l'image d'Hollywood reste celle de l'Usine à Rêves, du Monde-Merveilleux-Où-Tout-Est-Possible : "Pour beaucoup de gens de chez moi, y compris les acteurs et les actrices du circuit mandarin, expliquera quelques années plus tard Bruce Lee, Hollywood est un pays magique hors d'atteinte de n'importe qui." Ce qu'il ne dit pas dans sa phrase, c'est que, précisement, il ne se considérait pas comme n'importe qui, et se sentait capable, lui, de forcer les portes de ce royaume interdit. Il déchanta donc très vite, et très cruellement.

Hollywood offrait très peu de rôles aux acteurs orientaux, et les réservait la plupart du temps à de immigrés japonais. De plus ces rôles étaient très limités : d'un côté les serviteurs, les cuisiniers, les teinturiers; de l'autre, les hordes de jaunes hurlant en se jetant avec une monotone régularité suicidaire sur les G.I's blancs de la Seconde Guerre mondiale. Le choix était maigre...
Ce qui voulait dire: Au diable Hollywood ! Parce que le cinéma américain n'était pas prêt (et s'il l'est aujourd'hui c'est en grande partie grâce a Bruce Lee) à offrir aux spectateurs occidentaux une meilleure image des acteurs et du peuple chinois. En 1972, a l'époque où ses premiers succès cinématographiques heurteront de plein fouet le racisme des dirigeants d'Hollywood, Lee donnera d'ailleurs publiquement son opinion : "Ce qui fait qu'on en est là aujourd'hui, c'est qu'il y a des gens assis autour d'une table qui discutent pour savoir si le public américain est prêt ou non à accepter un héros oriental, et qui ne songent même pas a lui demander directement son avis."
Une autre opinion de Lee sur l'Amérique est donnée par le début de son troisième film, "La Fureur du Dragon" : un jeune lourdaud de paysan chinois, tout frais émoulu de sa campagne, se retrouve brusquement sur l'aéroport de Rome, dans une ville dont il ignore tout et dont il ne connait pas la langue. Il a des plaisirs simples, la table et le Kung-fu, mais il se débrouille très mal avec tout le monde, y compris avec les filles. Il ne perd sa timidité et ne prend de l'importance au point de devenir le sauveur des ses compatriotes que lorsqu'il commence à se battre. Le message est clair : débarquant en 1958 dans un pays qui le vexe, le traumatise, l'indigne et le déçoit, Bruce doit brusquement chosir. Et il choisit la seule voie qu'il connaisse bien : l'affrontement direct.
San Fransisco
Le problème le plus important pour Bruce à son arrivée à San Fransisco, fut de survivre. Il s'installa chez un vieil ami de son père et commença a donner des cours de danse. Mais cette situation ne lui plaisait vraiment pas et il plia bagages au bout de quelques mois seulement pour aller s'installer dans un autre grand port américain, Seattle, dans l'Etat de Washington.
C'est là qu'il exerça le métier dont les gens aux idées toutes faites croient qu'il est le rêve de tous les émigrés chinois de la planète : serveur dans un Restaurant Oriental. Sa patronne, Rudy Chow, qui avait engagé Lee parce qu'elle connaissait son père, n'a pas gardé un souvenir très agréable du jeune homme.
Il faut dire que Bruce ne correspondait pas exactement à l'image que les gens _ clients ou pas _ peuvent se faire d'un serveur chinois. Il était conscient de sa force peu commune, et n'avait pas sa langue dans sa poche, ce qui lui valait des accrochages réguliers avec une bonne partie de son entourage. Dans la journée il étudiait au Collège Edison; le soir, il mettait le couvert pour les autres; dans des temps morts il pratiquait le Kung-fu; il lui arrivait même, parfois, d'installer son matériel au fond de la cuisine et, entre deux clients, de bondir y travailler ses manchettes.
Au Collège, alors que ses gouts personnels l'orientaient plutôt vers l'histoire et la philosophie, on l'obligea a étudier des matières qu'il n'aimait pas, comme les sciences et les mathématiques. Cela ne l'empêche pas de décrocher un diplôme et de s'inscrire, ensuite, comme étudiant en philosophie à l'Université de Washington, où il resta 3 ans, de 1960 à 1963.
Le Yin et le Yang
C'est en 1959 qu'il se mit, pour la première fois, à enseigner le Kung-fu. Après avoir commencé avec quelques amis, il élargit rapidemant le cercle de ses élèves. Il donnait des leçons, dans les sous-sols ou les parkings des grands immeubles, à tous ceux qui avaient les moyens de lui payer. C'est alors qu'il fit la connaissance d'un petit américano-japonais de 38 ans, Taky Kimura, qui allait devenir a la fois son premier disciple et son meilleur ami.
Kimura était lui aussi, mais plus gravement que Lee, une victime des préjugés raciaux de l'Amérique, après avoir de 1942 à 1947, végété dans un camp spécial pour ressortissants étrangers, il avait vécu de nombreuses années sans trouver de travail stable et se retrouvait, selon sa propre formule, "avec une personnalité complètement détruite". La pratique du judo lui avait permis de s'assurer un équilibre précaire, mais ce fut seulement l'enseignement donné par Bruce qui l'amena à un complet rétablissement.
Quand les élèves de Lee devinrent trop nombreux pour qu'il puisse continuer à donner des leçons à la petite semaine, les deux hommes fondèrent l'institut Jun Fan Gung Fu, qui devait devenir célèbre, par la suite, sous le nom d'Ecole de Bruce Lee, après avoir, pendant des mois, sans enseigne ni publicité, fonctionné dans une cave du quartier chinois de Seattle. C'est là que Bruce prit, volontairement, la décision de rompre avec les rituels, la tradition et l'immobilisme souvent borné qui alourdissaient, depuis des décennies, la pratique des arts de combat orientaux. C'est aussi là qu'il commença à mettre au point ce qui des années plus tard, allait devenir "la méthode de Bruce Lee", le Jeet Kune Do.
Linda

C'est là enfin, qu'il rencontra celle qui devait devenir sa femme. Elle s'appelait Linda Emery, elle était mince, brune, intelligente, américaine jusqu'au bout des ongles, et étudiait la philosophie à l'Universitéde Washington. On ne saurait mieux traduire l'importance de la rencontre Bruce-Linda qu'en reprenant une phrase de l'interview donnée plus tard par Lee au lendemain du succès fantastique de son premier film : "la meilleure chose qui me soit arrivée? Non, ce n'est pas "Big Boss". C'est ma femme." Linda, elle, raconte comment elle est devenue Madame Lee : "J'avais une amie qui venait de s'inscrire à une école d'arts martiaux. Cela m'avait bien fait rire, dans un premier temps, mais ensuite j'avais eu envie d'aller voir cette chose-là de plus près, et c'est ainsi que j'ai rencontré Bruce. Ce qu'il faisait m'intéressa. Je m'inscrivis à son cours, mais ce n'était pas a cause de lui, c'était réellement a cause du Kung-fu. Nous avons commencé a sortir ensemble de temps en temps, mais cela n'avait rien de sérieux. Puis un jour, fin 63, il décida de quitter Seattle pour s'installer à Oakland, et me demanda de l'accompagner. Je m'accordai 30 secondes de réflexion, et je dis oui... ". Linda et Bruce se marièrent en 1964 : " Nous étions très pauvres dit-elle encore, mais je me souviens de nôtre première année de mariage comme de quelque chose d'absolument merveilleux. Nôtre union n'était pas du type "un plus un égale deux" ; je la ressentais plutôt comme un tout composé de 2 parties devenues indissociables ". Dans la philosophie chinoise, le Yin et le Yang sont les principes féminins et masculins. En ce sens, disent tous ceux qui l'ont connue, Linda fut le Yin de Bruce; elle compensait par sa douceur le caractère emporté de son mari; elle savait aussi bien le calmer, l'écouter, le laisser tranquille qu'être son adversaire en arts martiaux. Bien que Peter Lee ait parlé de son "caractère chinois", Linda n'avait rien de la soumission millénaire des femmes orientales. Elle fut pour Bruce, en 9 ans de mariage, beaucoup plus qu'une simple épouse : une compagne et une partenaire.
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